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RAPHAËL

plénitude même rend la liqueur immobile. Rien de plus ne pouvait tenir dans nos cœurs ; mais nos cœurs étaient assez grands pour tout contenir. Rien ne cherchait à s’en échapper. À peine nous eût-on entendus respirer.

Nous restâmes ainsi muets et immobiles l’un à côté de l’autre, assis sur les racines du chêne, les mains sur nos yeux, la tête dans nos mains, les pieds dans le rayon sur l’herbe, l’ombre sur nos fronts. Mais quand je relevai ma tête, l’ombre avait déjà reculé devant nous, sur le gazon, de toute la largeur du pli de la robe de Julie.

Je la regardai. Elle releva son visage, comme par la même impulsion qui m’avait fait relever le mien. Elle me regarda, et, sans pouvoir me dire une parole, elle fondit tout à coup en pleurs.

« De quoi pleurez-vous ? lui dis-je avec une inquiète émotion, mais à demi-voix, de peur de troubler et de détourner ses muettes pensées.

» — De bonheur ! » me répondit-elle.

Elle souriait des lèvres, pendant que de grosses larmes coulaient et brillaient comme une rosée de printemps sur ses joues.

« Oh ! oui, de bonheur, reprit-elle ; ce jour, cette heure, ce ciel, ce site, cette paix, ce silence, cette solitude avec vous, cette complète fusion de nos deux âmes qui n’ont plus besoin de se parler pour se comprendre, c’est trop ! c’est trop pour une nature mortelle, que l’excès de joie peut étouffer comme l’excès de douleur, et qui, n’ayant plus même un cri dans la poitrine, gémit de ne pouvoir gémir et pleure de ne pouvoir assez remercier !… »

Elle s’arrêta un moment. Ses joues se colorèrent. Je tremblai que la mort ne la cueillît dans son épanouissement. Sa voix me rassura bientôt.

« Raphaël ! Raphaël ! s’écria-t-elle avec une solennité d’accent qui m’étonna, et comme si elle m’eût annoncé une