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RAPHAËL

CII

Je perdais mes pas, pour dépenser le temps, d’un bout à l’autre d’un pont qui franchit la Seine presque en face de la maison que Julie habitait. Combien de milliers de fois n’ai-je pas compté les planches de ce pont qui résonnaient sous mes pas ! Combien de pièces de monnaie de cuivre n’ai-je pas jetées, en passant et en repassant, dans la tasse de fer-blanc du pauvre aveugle assis par la neige ou par la pluie contre le parapet de ce pont ! Je priais pour que mon obole, retentissant dans le cœur du misérable et de là à l’oreille de Dieu, m’obtînt en retour le départ d’un importun qui retardait mon bonheur et la sécurité d’une longue soirée !

Julie, qui connaissait ma répugnance à trouver des étrangers chez elle, était convenue avec moi d’un signal qui me dirait de loin l’absence ou la présence des visiteurs dans son petit salon. Quand il y avait foule, les deux volets intérieurs de l’étroite fenêtre étaient fermés ; je ne voyais que la faible lueur des bougies filtrer entre les deux battants. Quand il n’y avait qu’un ou deux familiers prêts à se retirer, un des battants était fermé. Enfin, quand tout le monde était parti, les deux battants s’ouvraient ainsi que les rideaux, et je pouvais voir de l’autre rive la clarté de la lampe posée sur la table devant laquelle elle lisait ou elle écrivait, en m’attendant.

Mes yeux ne perdaient jamais de vue cette lueur lointaine, visible et intelligible pour moi seul au milieu de ces milliers de lueurs de fenêtres, de réverbères, de boutiques, de voitures, de cafés, et de ces avenues de feux mobiles ou immobiles qui illuminent, la nuit, les façades et les horizons