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TOUSSAINT LOUVERTURE.

La mer qui les portait les a remportés tous ;
L’Océan et la mort roulent entre eux et nous !

ADRIENNE.

Le flot qui repoussa leurs vaisseaux de nos plages
N’entraîna-t-il donc qu’eux vers leurs cruels rivages ?

LUCIE.

Que veux-tu dire ?

ADRIENNE.

Écoute, et laisse-moi t’ouvrir

Une âme où l’amitié n’a pu tout découvrir ;
Où je ne découvris que jour à jour moi-même
Le secret grandissant de ma tristesse extrême.
Comme on ne voit au fond des abîmes flottants
Qu’en y penchant la tête et regardant longtemps,
L’ombre de ma pensée ainsi s’est éclaircie.
Tu connais ma naissance, ô ma chère Lucie !
Enfant abandonné, fruit d’un perfide amour,
De la sœur de Toussaint ayant reçu le jour,
Le sang libre des blancs, le sang de l’esclavage,
Ainsi que dans mon cœur luttent sur mon visage ;
Et je sens y revivre, en instincts différents,
La race de l’esclave et celle des tyrans.

LUCIE.

La race des tyrans ! que lui dois-tu ?

ADRIENNE

La race des tyrans ! que lui dois-tu ?La vie !

LUCIE.

Oui, mais par un ingrat une mère trahie,
Expirant de douleur au départ des Français ;
Un père que tes yeux ne reverront jamais,
Qui jamais vers ces bords ne tourna sa pensée,
Qui ne se souvient pas de t’avoir délaissée,
Comme en cueillant la fleur au buisson, le passant
Laisse, sans y songer, une goutte de sang !