Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 32.djvu/274

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
273
RAPHAËL

Nous nous assîmes sur deux de ces pierres contiguës. En face, l’abbaye de Haute-Combe pyramidait en noir. Devant nous, de l’autre côté du lac, nous regardions une petite tache blanche qui brillait au pied des terrasses sombres du monastère. C’était la maison de pêcheur où ces flots nous avaient jetés tous les deux pour nous réunir éternellement par le hasard de cette rencontre ; c’était la chambre où s’était écoulée cette nuit à la fois funèbre et divine qui avait décidé de nos deux vies.

« C’est là ! me dit-elle en étendant le bras sur le lac et en me montrant du doigt le point lumineux à peine visible dans le lointain et dans l’ombre de la rive opposée. Y aura-t-il un jour, ajouta-t-elle tristement, où la mémoire de ce qui s’est passé en nous, là, dans des heures immortelles, ne vous apparaîtra plus, dans le lointain de votre avenir, que comme cette petite tache sur le fond ténébreux de cette côte ? »

À ces mots je ne pus répondre, tant cet accent, ce doute, cette perspective ouverte sur la mort, sur l’inconstance, sur la fragilité, sur la possibilité de l’oubli, m’avaient brisé le cœur et rempli l’âme de pressentiments. Je fondis en larmes. Je les cachais entre mes doigts en me tournant du côté du vent du soir, pour qu’il les séchât inaperçues sur mes yeux, mais elle les vit :

« Raphaël, reprit-elle plus tendrement, non, vous ne m’oublierez jamais. Je le sais, je le sens. Mais l’amour est court et la vie est lente. Vous vivrez de longues années après moi. Vous épuiserez la nature dans ce qu’elle a de doux, de fort, d’amer sur les lèvres humaines. Vous serez homme. Je le sens à votre sensibilité à la fois virile et féminine ; Vous serez homme, dans toute la misère et dans toute la grandeur de ce nom d’homme dont Dieu a nommé une de ses plus étranges créatures. Vous avez, dans une