Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 32.djvu/185

Cette page a été validée par deux contributeurs.
184

écrit. Ce qu’il y a de plus divin dans le cœur de l’homme n’en sort jamais. Entre ce qu’on sent et ce qu’on exprime, ajoutait-il avec tristesse, il y a la même distance qu’entre l’âme et les vingt-quatre lettres d’un alphabet, c’est-à-dire l’infini. Veux-tu rendre sur une flûte de roseau l’harmonie des sphères ? »

Je le quittai pour le retrouver encore à Paris. Il essayait en vain alors, grâce aux relations de sa famille, à se faire une situation active qui le déchargeât du poids de son âme et de l’oppression de sa destinée. Les jeunes gens de notre âge le recherchaient, les femmes le regardaient avec complaisance passer dans les rues. Il n’allait jamais dans les salons. Il n’aimait de toutes les femmes que sa mère.

Tout à coup, nous le perdîmes de vue pendant trois ans ; nous sûmes ensuite qu’on l’avait vu en Suisse, en Allemagne et en Savoie ; puis un hiver, passant une partie de ses nuits sur un pont et sur un quai de Paris. Son extérieur trahissait un extrême dénûment. Ce ne fut que bien des années après que nous en apprîmes davantage. Quoique absent, nous pensions toujours à lui. Il était de ces natures qui vous défient d’oublier.

Enfin le hasard nous réunit douze ans plus tard. Voici comment :

J’avais fait un héritage dans sa province, j’y allai pour vendre une terre. Je m’informai de Raphaël. On me dit qu’il avait perdu son père, sa mère, sa femme et son enfant à quelques années d’intervalle ; que des malheurs de fortune l’avaient frappé après ces malheurs de cœur ; qu’il ne lui restait du petit domaine de ses pères que le manoir composé d’une vieille tour carrée à moitié démantelée sur les bords d’un ravin ; le jardin, le verger, le pré dans le ravin, et cinq ou six arpents de mauvaise terre. Il les labourait lui-même avec deux vaches maigres ; il ne se distinguait plus des paysans, ses voisins, que par les livres qu’il portait dans son champ et qu’il tenait souvent d’une main pendant que de l’autre il appuyait sur le manche de la charrue. Mais, depuis quelques semaines, on ne l’avait plus vu sortir de sa masure. On pensait qu’il était peut-être reparti pour un de ces longs voyages qui duraient des années. « Ce serait dommage, ajoutait-on ; tout le monde l’aime dans le voisinage. Quoique pauvre, il fait autant de bien qu’un riche. Il y a bien de beaux draps dans le pays qui sont faits de la laine de ses moutons. Il apprend, le soir, à écrire, à lire, à dessiner aux petits enfants