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DE L’ÉMANCIPATION

retenir dans leur possession ? Ainsi que nos adversaires se rassurent : modération, graduation dans l’émancipation des noirs, mais point d’ajournement. Ajourner un droit, c’est se constituer complices d’une iniquité.

Je le sais, les colons et les honorables délégués qu’ils comptent parmi nos collègues affirment qu’ils désirent comme nous l’émancipation ; je dirai plus, je sais qu’ils sont tout aussi pénétrés que nous des principes d’humanité et de religion qui nous commandent seuls nos démarches ; je sais que leur conduite, souvent paternelle envers leurs esclaves, est une protestation de leurs sentiments personnels contre la nature même de leur propriété. Oui, je suis convaincu qu’ils désirent l’émancipation ; mais je crois que nous ne la désirons pas assez nous-mêmes, et que nous devrions la désirer plus efficacement, afin de les aider eux-mêmes à l’accomplir.,

Je ne parlerai donc pas des esclaves, je ne retracerai pas à la chambre le honteux tableau de cette race humaine descendue et maintenue, par la loi d’un peuple libre, à l’état d’abrutissement. C’est ici une question de budget ; je ne parlerai que des maîtres.

Messieurs, mettez-vous un moment à la place de ces cinquante mille citoyens français de vos colonies à qui le malheur de leur naissance a donné, que dis-je, a infligé cette propriété menaçante, cette propriété humaine de deux cent cinquante mille esclaves, et répondez-vous en conscience si vous ne trembleriez pas, si vous ne gémiriez pas de cette condition exceptionnelle de votre propriété ; si vous ne béniriez pas un gouvernement, des législateurs assez courageux pour sonder leur situation et pour la changer ; pour la changer contre le droit commun et contre une propriété normale et inviolable. Il ne peut pas y avoir de doute, et la vileté des prix des propriétés coloniales en est la preuve. Qui voudrait ici changer son champ, quelque étroit qu’il soit, contre une habitation et cent esclaves ? Personne ne se lèvera. Il y a donc une réprobation secrète contre la richesse, même à un pareil prix.

En effet, messieurs, quelle est, au moment où nous discutons, la situation du colon relativement à lui-même et relativement à ses enfants, à ses héritiers, à sa fortune ?-

Il a reçu de ses pères une propriété en territoire à deux mille lieues de la mère patrie, de son gouvernement, de sa langue. Ce territoire a un sol fertile, mais un climat de feu qui dévore les blancs. Il faut pour le cultiver une race d’hommes à part, des Africains, des noirs ; ces travailleurs comment se les procure-t-on ? On ne peut se les procurer, vous le savez, que par une complication de crimes et de barbaries qui déprave à la fois la race qui les vend, la race qui les achète, la race plus exécrable mille fois qui les trafique et les transporte. Vous savez qu’on suscite des guerres pour avoir les prisonniers, qu’on achète l’enfant du père, et souvent le père de l’enfant, et quant aux bâtiments qui transportent ces cargaisons vivantes, lisez, messieurs, l’enquête de 1829 faite par les soins de M. Peel,