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France, il s’était mis en route pour venir y revendiquer sa patrie, son titre et la récompense de son exil. Il avait laissé à Rome sa femme et sa fille ; il avait amené à Paris son fils et l’avait placé dans le même corps où j’avais été placé moi-même par mon père. De là, il était allé en Bretagne, il avait récupéré des bois non vendus, et racheté à bas prix, d’un acquéreur qui ne se considérait que comme dépositaire, le vieux manoir de ses pères. La mort l’attendait au lieu de son berceau. En chassant avec d’anciens amis dans ses bois paternels si heureusement recouvrés, son cheval s’était abattu et l’avait précipité contre un des chênes de son avenue. Saluce était allé rendre les derniers devoirs à son père, prendre possession de la moitié de son héritage ; puis il était revenu me dire adieu à Beauvais, et il était parti de là pour rejoindre sa mère et sa sœur à Rome. Son départ m’avait laissé profondément triste, et ce fut une des causes qui me firent bientôt après quitter ce métier de soldat ennuyeux en temps de paix. Mais comme j’avais été sa première amitié avec un jeune homme de sa patrie, cette amitié avait jeté une profonde racine dans son cœur. Mon souvenir faisait désormais partie de sa vie. Nous entretenions une correspondance intarissable ; nous vivions véritablement en deux endroits à la fois, lui où j’étais, moi à Rome avec lui. Cette correspondance formerait un volume, et elle dévoilerait dans ce jeune homme, mélange de Breton et de Romain, une de ces natures mixtes curieuses à étudier, héroïque et sauvage par le cœur, artiste et contemplative par l’imagination ; ses deux patries incarnées dans un même homme. C’est ce contraste qui m’attachait tant à lui, car j’en retrouvais un faible reflet en moi-même. Les grandes natures comme la sienne sont doubles. Donnez deux patries à un enfant, vous lui donnerez deux natures. On en jugera par les fragments des lettres