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s’était senti de même attiré instinctivement vers moi. Nous étions tous deux à cette époque de la vie où les amitiés se font vite ; on ne raisonne pas ses attraits. On se voit, on se plaît, on se parle, on se confie réciproquement ses pensées ; si elles sont conformes, on s’isole ensemble dans la foule, on se quitte avec peine, on se retrouve avec bonheur, on se cherche, on s’attache, on est deux. C’est ainsi que je m’étais lié fraternellement avec ce camarade de vie. Nous avions les mêmes goûts militaires et littéraires, le même sentiment de la poésie, les mêmes entraînements vers le peu de solitude que nous permettait la vie de garnison en province ou de caserne à Paris, les mêmes habitudes de famille, les mêmes opinions de naissance. Il me parlait de sa mer, je lui parlais de mes montagnes. En sortant de la manœuvre, nous faisions ensemble de longues promenades rêveuses dans les vallées vertes, ombragées et monotones de la triviale Picardie. En quelques mois nous étions frères ; il savait tous mes secrets, moi tous les siens. Je n’aurais pas été étranger dans sa famille si j’avais été conduit par le hasard à sa porte ; il aurait reconnu mon père, ma mère et toutes mes sœurs, aux portraits que j’avais faits de notre maison.

Le père de Saluce avait émigré en Angleterre avec sa femme, son fils et sa fille au berceau, après les premiers revers de la Vendée. Ses biens avaient été confisqués. Un grand-oncle ecclésiastique, âgé, riche et pourvu d’un emploi important à Rome dans la chancellerie du Vatican, avait appelé en Italie le père de Saluce et sa famille. Ils s’étaient établis à Rome. Le grand-oncle y était mort laissant son palais, une villa près d’Albano et une fortune considérable en argent à son neveu. Ce neveu, père de mon ami, s’était ainsi complètement dénationalisé : il était devenu Romain. Au moment de la rentrée des Bourbons en