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C


« Pourtant un jour ça tourna mal. Je me trompe quand je dis cela, mais ça faillit tourner mal. Pourtant, si j’étais morte là, j’aurais eu tout de même un beau drap de cercueil. Voici, monsieur.

« J’étais partie par un beau soleil d’hiver d’une grange bien haut, bien haut, dans les montagnes, et je montais encore, sans savoir où, entre des gorges séparées par des torrents que je traversais sans les voir, parce qu’ils étaient recouverts d’une croûte de glace, et que les avalanches, en tombant, étaient venues se coucher sur la croûte de glace. On m’avait dit qu’il y avait beaucoup de chalets dispersés du côté de la Savoie, et que le monde y était doux et humain. Je pensais que je pourrais y gagner mon pain à filer de la laine noire ou à tiller du chanvre pendant l’hiver. Je marchais donc pieds nus avec confiance en Dieu, et avec espérance que ma vie de mendiante pourrait s’arrêter là ; car j’avais toujours bien honte de manger, comme un chien sans maître, le pain d’autrui sans le gagner.

« Il était déjà trois ou quatre heures après midi ; je le connaissais au soleil, que j’entrevoyais par moments à travers des nuages bas, lourds et gris, qui couraient comme des troupeaux effarouchés, chassés par un grand vent. Les montagnes craquaient comme un pain chaud dont on brise la croûte ; les sapins sifflaient, pliaient, cassaient par instants, et roulaient, les racines en l’air, la tête en bas, avec les avalanches de neige et de pierres dans les profondeurs des ravins, dont je n’osais pas seulement regarder le fond. Je montais toujours sur le bord des