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le dis : en vérité, bien des fois, pendant les premiers mois, quand j’étais seule dans la chambre, j’allais m’entr’ouvrir ces rideaux et crier tout bas : « Me voilà, ma mère, que désirez-vous ? »

La pauvre Geneviève, à ces mots, n’y put plus tenir, elle sanglota un moment ; puis elle s’essuya les yeux avec le bas de laine qu’elle tricotait. Je sentis moi-même une larme rouler de mes yeux sur le canon de mon fusil, que j’essuyais au feu entre mes jambes.


XV


« Mon père, reprit la servante, ne résista pas à cet isolement. Ma mère était sa conscience, son intelligence et sa volonté. Quand elle ne fut plus là, ce ne fut plus qu’un corps sans âme. Il ne se tint plus à la maison, le soir, pour veiller auprès de ce lit vide. Il sortit après son travail pour aller se distraire ailleurs. Il fit de mauvaises connaissances : il fut entraîné, le pauvre homme ! dans les cafés et chez les marchands de vin ; il s’adonna au jeu, il se livra à la boisson ; il rentrait tard, il n’avait plus de cœur au métier ; il mangea où il perdit les quatorze cents francs que nous avions épargnés dans le temps pour racheter mon frère ou pour marier plus tard moi et Josette ; il ne tarda pas à s’abrutir par l’eau-de-vie. Quand je lui faisais quelque représentation respectueusement à son réveil : Bah ! me disait-il, tu as raison, mais c’est plus fort que moi. Depuis que je n’ai plus ton frère avec moi à l’établi, et ta mère dans la chambre, l’atelier et la maison me pèsent ; je ne suis content que quand je ne me sens plus ; j’ai mon âme dans le verre ! Allons,