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obscur, deviné plutôt que célèbre par quelques âmes pressentantes qui avaient entendu ses premières mélodies à San-Carlo. J’étais du nombre, mais je ne connaissais de lui que son nom.

Un soir, en entrant dans le salon plein de foule de la duchesse d’Albe, un beau jeune homme au visage mâle, à l’œil mélancolique, mais ferme comme celui d’un homme qui a la conscience que sa tristesse est un génie, s’avança vers moi sans être présenté. Il me tendit une main fraternelle, avec un geste à la fois hardi et bienveillant ; puis, d’une voix sonore, concentrée, tragique, mais avec un accent légèrement transalpin, il me récita quelques strophes de la Méditation intitulée Le Désespoir, qui venait de paraître à Paris, et qui finit ainsi :


Jusqu’à ce que la mort, ouvrant son aile immense,
Engloutisse à jamais dans l’éternel silence

L’éternelle douleur !


puis il se nomma.

Je fus bien fier d’entendre mes propres accents dans la bouche de celui qui remplissait des siens mon oreille et l’oreille de l’Europe. Nous causâmes ; il me confia que ses sublimes ouvrages, payés seulement d’enthousiasme sur les théâtres de l’Italie, laissaient sa mère et lui dans un état de fortune insuffisant et précaire. Je l’engageai à aller à Paris et à Londres, centres du monde artistique, d’où sa renommée retentirait bien mieux que de l’extrémité de l’Italie. Malheureusement il m’écouta. Je me reprocherai toujours ce conseil : c’était l’engager à sacrifier aux barbares. Il y trouva la fortune, il y popularisa son génie ; mais il altéra peut-être ce génie par la nécessité de complaire au goût bien plus dramatique que musical de la France. Les vagues de la mer de Naples, les brises des pins sur les collines de Rome, les pêcheurs de Sorrente ou de Gaëte, les jeunes filles des îles et les bergers des montagnes baignées du soleil de la Méditerranée, chantent bien autrement que les vagues de la Seine, les boues de Paris, les pluies de Londres. C’était enlever l’arbre à son sol, l’insecte au soleil de son bourdonnement, le génie local à son inspiration naturelle et continue. Ce conseil a coûté, je n’en doute pas, de bien suaves mélodies au monde des sons.