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toutes ces félicités, toutes ces tendresses, peuplent encore pour nous ce petit enclos comme ils l’ont peuplé, vivifié, enchanté pendant tant de jours, les plus doux des jours, et font que, recueillant par la pensée notre existence extravasée depuis, dans ces mêmes allées nous nous enveloppons pour ainsi dire de ce sol, de ces arbres, de ces plantes nées avec nous, et nous voudrions que l’univers commençât et finît pour nous avec les murs de ce pauvre enclos !

Ce jardin paternel a encore maintenant le même aspect. Les arbres un peu vieillis commencent seulement à tapisser leurs troncs de taches de mousse ; les bordures de roses et d’œillets ont empiété sur le sable, rétréci les sentiers. Ces bordures traînent leurs filaments où les pieds s’embarrassent. Deux rossignols chantent encore les nuits d’été dans les deux berceaux déserts. Les trois sapins plantés par ma mère ont encore dans leurs rameaux les mêmes brises mélodieuses. Le soleil a le même éclat sur les nues à son couchant. On y jouit du même silence, interrompu seulement de temps en temps par le tintement des angelus dans le clocher, ou par la cadence monotone et assoupissante des fléaux qui battent le blé sur les aires dans les granges. Mais les herbes parasites, les ronces, les grandes mauves bleues s’élèvent par touffes épaisses entre les rosiers. Le lierre épaissit ses draperies déchirées contre les murs. Il empiète chaque année davantage sur les fenêtres toujours fermées de la chambre de notre mère ; et quand par hasard je m’y promène et que je m’y oublie un moment, je ne suis arraché à ma solitude que par les pas du vieux vigneron qui nous servait de jardinier dans ces jours-là, et qui revient de temps en temps visiter ses plantes comme moi mes souvenirs, mes apparitions et mes regrets.