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chez le marquis Doria, de modestie et non de stérilité ; c’était un homme d’un commerce très-lettré et très-agréable : une bonne fortune de tous les soirs dans une ville écartée du centre. Son caractère était plus charmant et plus sur encore que son esprit : la chevalerie antique dans la grâce moderne, les formes de cour sur un fond de vertu. Il n’avait jamais été révolutionnaire. Sa naissance et son titre de chevalier de Malte le rangeaient dans la haute aristocratie. Mais il comprenait parfaitement que l’avenir dépouillait les aristocraties immobiles et héréditaires comme l’arbre son écorce, et que s’il y avait un préjugé légitime et favorable pour les noms, il n’y avait plus de rang que pour les esprits. Comme royaliste constitutionnel, il partageait la haine d’opinion de cette société contre l’empire.

L’autre était un de nos parents et un de nos amis les plus intimes, camarade du marquis Doria dans la marine, émigré à dix-huit ans comme lui, ayant vécu pendant longues années de cette vie d’aventures de l’émigré qui aiguisé l’esprit, assouplit les idées, diversifie les mœurs, et donne à la vie d’un simple gentilhomme de province l’originalité et l’intérêt d’une odyssée. Il s’appelait M. de Saint-L… J’efface le nom parce qu’il vit encore.) Sa conversation avait la variété et le pittoresque des récits de camps, de voyages, de navigations, de fortunes et d’infortunes diverses dans les péripéties des longs exils. Soldat, marin, courtisan, voyageur, marchand, il avait eu tous les rôles à l’étranger en un petit nombre d’années. Il racontait avec imagination ; il savait l’Europe des salons, des armées et des cours, comme on sait sa rue. Ses récits, quelquefois brodés, toujours intéressants, entrecoupaient à propos les discussions littéraires ou politiques. Il était l’épopée courte et acciden-