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le plancher, étalé sur la nappe le repas des étrangers.

La nourrice avait défendu à ses enfants de s’éloigner à une certaine distance de la chaumière et de parler aux bergers des deux chasseurs qui apportaient l’aisance, la joie et la bénédiction de Dieu dans la maison. Les enfants, fiers de savoir et de garder un mystère, lui obéirent fidèlement. Nul ne se douta dans la contrée que la pauvre maison du sabotier, ensevelie l’été dans les feuilles, l’hiver dans les brouillards et dans les neiges, renfermait un monde intérieur de bonheur, d’amour et de fidélité. Si je raconte ainsi cette chaumière, c’est que je l’ai vue, à une autre époque de ma vie, dans un voyage que je fis dans le Midi.

Nul ne peut inventer ni décrire ce qui se passa dans le cœur de cette jeune fille et de ce jeune homme ainsi rapprochés par la solitude, par la nécessité et par l’attrait mutuel pendant toute une longue année de terreur au dehors, année trop courte peut-être d’entretiens, de confidences et de mutuel attachement au dedans. Il n’en transpira rien plus loin que les murs de l’étroite chaumière, les lilas du jardin, le lit du torrent, les hêtres de la forêt. La vie des deux jeunes reclus ne se répandit jamais au delà. Ils ne sortaient ensemble qu’à la nuit, leur fusil chargé sous le bras, pour aller, en évitant toujours les sentiers battus, exercer leurs membres fatigués de repos dans de longues courses nocturnes, respirer librement l’air parfumé des senteurs des genêts, cueillir les fleurs alpestres à la lueur de la lune d’été, ou s’asseoir l’un à côté de l’autre sur les gradins mousseux d’un rocher concave d’où le regard plongeait sur la vallée de ***, sur le château désert, d’où ne sortait plus ni lumière ni fumée, et sur le vaste horizon bleu semblable à la mer qui s’étendait de là par-dessus le bassin du Rhône jusqu’aux neiges des Alpes d’Italie.