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qu’à l’église dans la main des fidèles qui savaient lire et qui suivaient les paroles saintes du prêtre. Elle nous croyait très pieux, puisque nous passions des journées entières à balbutier des paroles mystérieuses. Seulement elle s’étonnait que nous ne nous fissions pas prêtres ou ermites dans un séminaire de Naples ou dans quelque monastère des îles. Pour la détromper nous essayâmes de lire deux ou trois fois, en les traduisant en langue vulgaire du pays, des passages de Foscolo et quelques beaux fragments de notre Tacite.

Nous pensions que ces soupirs patriotiques de l’exilé italien et ces grandes tragédies de Rome impériale feraient une forte impression sur notre naïf auditoire ; car le peuple a de la patrie dans les instincts, de l’héroïsme dans le sentiment et du drame dans le coup d’œil. Ce qu’il retient, ce sont surtout les grandes chutes et les belles morts. Mais nous nous aperçûmes vite que ces déclamations et ces scènes si puissantes sur nous n’avaient point d’effet sur ces âmes simples. Le sentiment de la liberté politique, cette aspiration des hommes de loisir ne descend pas si bas dans le peuple.

Ces pauvres pêcheurs ne comprenaient pas pourquoi Ortis se désespérait et se tuait, puisqu’il pouvait jouir de toutes les vraies voluptés de la vie : se promener sans rien faire, voir le soleil, aimer sa maîtresse et prier Dieu sur les rives vertes et grasses de la Brenta. « Pourquoi se tourmenter ainsi », disaient-ils, « pour des idées qui ne pénètrent pas jusqu’au cœur ? Que lui importe que ce soient les Autrichiens ou les Français qui règnent à Milan ? C’est un fou de se faire tant de chagrin pour de telles choses. » Et ils n’écoutaient plus.