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Les fatigues et les émotions du jour nous rendirent le sommeil soudain et profond. Quand nous nous réveillâmes, les hirondelles criaient déjà autour de notre couche en rasant la terrasse, pour y dérober les miettes de notre souper ; et le soleil, déjà haut dans le ciel, échauffait comme un four les fagots de feuilles qui nous servaient de toit.

Nous restâmes longtemps étendus sur notre fougère, dans cet état de demi-sommeil qui laisse l’homme moral sentir et penser avant que l’homme des sens ait le courage de se lever et d’agir. Nous échangions quelques paroles inarticulées, qu’interrompaient de longs silences et qui retombaient dans les rêves. La pêche de la veille, la barque balancée sous nos pieds, la mer furieuse, les rochers inaccessibles, la figure de Graziella entre deux volets, aux clartés de la résine : toutes ces images se croisaient, se brouillaient, se confondaient en nous.

Nous fûmes tirés de cette somnolence par les sanglots et les reproches de la vieille grand-mère, qui parlait à son mari dans la maison. La cheminée, dont l’ouverture perçait la terrasse, apportait la voix et quelques paroles jusqu’à nous. La pauvre femme se lamentait sur la perte des jarres, de l’ancre, des cordages presque neufs, et surtout des deux belles voiles filées par elle, tissues de son propre chanvre, et que nous avions eu la barbarie de jeter à la mer pour sauver nos vies.

« Qu’avais-tu à faire, disait-elle au vieillard atterré et muet, de prendre ces deux étrangers, ces deux Français avec toi ? Ne savais-tu pas que ce sont des païens (pagani) et qu’ils portent le malheur et l’impiété avec eux ? Les saints t’ont puni. Ils nous ont ravi notre richesse ; remercie-les encore de ce qu’ils ne nous ont pas ravi notre âme. »