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la première fois dans une bibliothèque circulante, où je pus à mon gré étendre la main sur tous ces fruits mûrs, verts ou corrompus de l’arbre de science, me donna le vertige. Je me crus introduit dans le trésor de l’esprit humain. Hélas ! hélas ! combien ce trésor véritable est vite épuisé ! et combien de pierres fausses tombèrent peu à peu sous mes mains avec désenchantement et avec dégoût, à la place des merveilles que j’espérais y trouver !

Les sentiments de piété que j’avais rapportés de mon éducation et la crainte d’offenser les chastes et religieux scrupules de ma mère m’empêchèrent néanmoins de laisser égarer mes mains et mes yeux sur les livres dépravés ou suspects, poison des âmes, dont la fin du dernier siècle et le matérialisme ordurier de l’empire avaient inondé alors les bibliothèques. Je les entr'ouvris en rougissant avec une curiosité craintive, et je les refermai avec horreur. Le cynisme est l’idéal renversé ; c’est la parodie de la beauté physique et morale, c’est le crime de l’esprit, c’est l'abrutissement de l’imagination. Je ne pouvais m’y plaire. Il y avait en moi trop d’enthousiasme pour ramper dans ces égouts de l’intelligence. Ma nature avait des ailes. Mes dangers étaient en haut et non en bas.

Mais je dévorais toutes les poésies et tous les romans dans lesquels l’amour s’élève à la hauteur d’un sentiment, au pathétique de la passion, à l’idéal d’un culte éthéré. Madame de Staël, madame Cottin, madame Flahaut, Richardson, l’abbé Prévost, les romans allemands d’Auguste Lafontaine, ce Gessner prosaïque de la bourgeoisie, fournirent pendant des mois entiers de délicieuses scènes toutes faites au drame intérieur de mon imagination de seize ans. Je m’enivrais de cet opium de l’âme qui peuple de fabuleux fantômes les espaces en-