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HARMONIES POÉTIQUES

sins, d’amis. On m’annonça un étranger dont on ne savait pas le nom : j’allai au-devant de lui sur le seuil. Je vis un homme de taille moyenne, au costume presque rustique, un sac de voyage sous le bras gauche, un bâton dans la main droite, les souliers poudreux, les cheveux noirs et flottants à grandes boucles, le teint hâlé de l’homme des champs, les traits fins et gracieux, la tête un peu penchée en avant, comme quelqu’un qui a la vue basse et qui craint toujours de faire un faux pas. Je le regardais, attendant ce qu’il avait à me dire, et je pensais en moi-même : Voilà un homme sensible, un homme d’imagination enfoui dans quelque recoin obscur de l’existence : que vient-il me demander ici ? — Il me regardait lui-même avec une vive attention, et je voyais un imperceptible sourire poindre sur ses lèvres, bienveillantes cependant. — « Hé quoi ! me dit-il enfin, tu ne me reconnais pas ? — Il me semble, lui répondis-je, que mon cœur vous reconnaît confusément ; mais mon œil, non. Qui êtes-vous donc ? — Je suis, me dit-il, Prosper Guichard de Bienassis, ton ami de collége, ton ami d’adolescence, et encore ton ami d’âge fait. » — Nous nous embrassâmes. Je le fis conduire dans la meilleure chambre d’hôtes qu’il y eût au château ; et quand la journée d’affaires fut finie, la journée de l’amitié commença. Il passa la nuit à me raconter sa vie, à partir du point où nous nous étions quittés ; son séjour sans interruption dans le foyer de ses pères, ses rêveries de célébrité, d’activité, de gloire, évaporées au soleil de son jardin ; ses amours précoces avec une jeune et charmante cousine qu’il avait obtenue de ses parents à force de constance, et qui faisait la joie de ses jours ; la vieillesse et la mort de sa mère ; ses occupations rurales ; ses embellissements à la maison et aux champs, aux vergers, à la fontaine de Bienassis ; les chasses et les promenades de ses étés ; les recueillements de ses journées et de ses soirées d’hiver au coin de son foyer, sans enfants, en société des mêmes livres que nous dérobions à la bibliothèque de sa mère dans notre enfance ; sa joie la première fois qu’il avait entendu retentir mon nom et mes vers jusque dans sa solitude ; la réserve qui l’avait empêché de me donner signe de vie depuis tant d’années, dans la crainte que le vent de la renommée n’eût emporté son nom de mon cœur ; enfin, tout.

Je crus rajeunir de vingt ans, et, depuis cette reconnaissance, il revint toutes les années dans la saison où les hirondelles s’en-