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HARMONIES POÉTIQUES

Cette terre était échue en partage à l’abbé de Lamartine, frère de mon père. Cet oncle était un second père pour moi. C’était le caractère le plus facile, le cœur le plus tendre, l’esprit le plus libre, l’humeur la plus tolérante que j’aie jamais rencontrée dans un homme d’un âge déjà avancé. Il s’abaissait jusqu’à mes douze ans ou à mes vingt ans, pour prendre part à mes joies d’enfant ou à mes confidences de jeune homme. Sa demeure était mon refuge dans les déboires, dans les tristesses ou dans les exils de ma jeunesse.

Après les emprisonnements et les exportations de la révolution, dont il avait eu sa large part sur les pontons de Rochefort, l’abbé de Lamartine s’était retiré dans cette solitude. Par honneur il avait souffert la persécution pour son état ; mais il n’avait aucune vocation pour le sacerdoce, qu’on lui avait imposé. Il en avait dépouillé les fonctions et le costume. Il s’était fait cultivateur et ermite au milieu de ses bois, de ses bûcherons, de ses laboureurs et de ses grands troupeaux de moutons. Il sentait que le monde, dans lequel il avait été fort mêlé et fort brillant à Paris dans sa jeunesse, lui demanderait compte, s’il y rentrait, de sa désertion de l’autel. Il voulait éviter de répondre à des questions qui l’embarrassaient. Il avait fait son devoir de gentilhomme en subissant le martyre de la déportation et les menaces d’échafaud sans apostasie. Il ne voulait pas subir du monde les atteintes qu’eût appelées la contradiction pénible entre son caractère sacré et sa vie affranchie des exigences du sacerdoce. Il s’était condamné à un emprisonnement volontaire et solitaire dans ce château. Une belle bibliothèque était sa seule distraction. Tous les ans je venais, à mes retours de Paris ou de voyages, me retirer pour quelques mois chez lui. C’étaient ses beaux jours et mes jours de paix. Un cheval m’attendait à l’écurie, des chiens de chasse au chenil, un fusil au ratelier, des livres au salon, de douces intimités à table, des conseils tendres et indulgents, des consolations paternelles, des conversations amusantes le soir, après souper, au coin du grand feu, qui ne s’éteignait pas un seul jour de l’année dans ce climat un peu âpre. C’était mon recueillement triste mais délicieux dans les lassitudes de la jeunesse.

Une des sources du jardin, la plus éloignée du château,s’ap-