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LETTRE

» Hélas ! père Dutemps, il a neigé sur ces cheveux-là depuis. Le visage de l’enfant, du jeune homme et de l’homme mûr se ressemblent comme l’arbre que vous avez planté il y a trente ans ressemble à l’arbre qui vous donne aujourd’hui ses fruits en automne ; c’est le même bois, ce ne sont plus les mêmes feuilles.

» Et avez-vous toujours ces beaux chevaux blancs qui galopaient dans le grand pré, auprès du château, et qu’on disait que vous aviez ramenés, après vos voyages, du pays de notre père Abraham ?

» Ils sont morts de tristesse et de vieillesse, loin de leur soleil et loin de moi.

» Mais est-il bien vrai que vous allez vendre ces prés, ces vignes, ces bois, cette bonne maison que le soleil faisait reluire, comme les murs d’une église, au fond du pays ?

» Ne parlons pas de cela, père Dutemps ! Dieu est Dieu ; les prés, les terres et les maisons sont à lui, et il les change de maître quand il veut ! Je ne sais pas ce qu’il ordonnera de nous ; mais souvenez-vous toujours de mon père, de ma mère, de mes sœurs, de ma femme et de moi ; et quand vous direz vos prières sur votre chapelet, réservez toujours sept ou huit grains en mémoire d’eux. »

Je serrai de nouveau la main du coquetier, et je continuai mon chemin.

J’étais heureux d’avoir retrouvé ce vieillard comme un homme se réjouit, après un demi-siècle, de retrouver dans une bruyère les traces d’un sentier où il a passé dans ses beaux jours, et qu’il croyait effacés pour jamais. Chaque