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À M. LE COMTE D’ESGRIGNY.

passez-vous le temps que Dieu vous a mesuré plus large qu’aux autres hommes ? car je crois que vous êtes le plus vieux de la vallée.

» J’ai quatre-vingts ans, me répondit le vieillard ; ma femme, la Madeleine, est morte il y a sept ans ; elle était bien plus jeune que moi. Tous mes enfants sont morts, excepté la Marguerite, qui était la dernière de mes filles, et que vous appeliez la Pervenche des bois, parce qu’elle avait des yeux bleus comme ces fleurs qui croissent à l’ombre, vers la source ; elle a été veuve à vingt-huit ans, et elle a refusé de se remarier pour venir me soigner et me nourrir dans la petite cabane là-haut, où elle est née et où elle restera jusqu’à ma mort ; elle a une petite fille et un petit garçon qui mènent les bêtes au champ, et qui continuent à servir mes pratiques d’œufs et de pommes. Ce petit commerce, dont nous leur laissons les sous pour eux, servira pour leur acheter des habits, du linge et une armoire, quand ils seront en âge et en idée de se marier. Marguerite pioche le champ de pommes de terre et de sarrasin, ramasse le bois mort pour l’hiver ; elle fait le pain de seigle ; et moi je ne fais rien que ce que vous voyez, ajouta-t-il en laissant tomber ses deux mains sur ses genoux comme un homme oisif. Je garde l’âne ou plutôt l’âne me garde quand les enfants n’y sont pas ; car il est vieux pour un animal presque autant que je suis vieux pour un homme ; il sait que je n’y vois pas, il ne s’écarte jamais trop des chemins ; et quand il veut s’en aller, il se met à braire, ou bien il vient frotter sa tête contre moi tout comme un chien, jusqu’à ce que nous revenions ensemble à la cabane.

» Mais le jour ne vous paraît-il pas bien long ainsi, tout seul dans les sentiers de la montagne ? lui demandai-je.