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À M. LE COMTE D’ESGRIGNY.

collent à l’embouchure d’une fontaine d’eau pure ; je lui tendais mes deux mains ouvertes, mes doigts élargis comme un mendiant qu’on a fait entrer au foyer d’hiver, et qui prend, comme on dit ici, un air de feu. J’ouvrais ma veste et ma chemise sur ma poitrine, pour qu’il pénétrât jusqu’à mon sang.

Mais, cette première impression toute sensuelle épuisée, je glissai bien vite dans les impressions plus intimes et plus pénétrantes de la mémoire et du cœur ; elles me poignirent, et je ne pus les supporter à visage découvert, bien qu’il n’y eût là, et bien loin tout alentour, que mes chiens, ma jument, les arbres, les herbes, le ciel, le soleil et le vent : c’était trop encore pour que je leur dévoilasse sans ombre l’abîme de pensées, de mémoires, d’images, de délices et de mélancolie, de vie et de mort dans lequel la vue de cette vallée et de cette demeure submergeait mon front. Je cachais mon visage dans mes deux mains ; je regardais furtivement entre mes doigts les tours, le balcon, le jardin, le verger, la fumée sur le toit, les bois derrière bordés de chaumières connues, la prairie, la rivière, les saules sur le bord de l’étang ; et, recevant de chacun de ces objets un souvenir, une image, un son de voix, une personne, une voix à l’oreille, une vision dans les yeux, un coup au cœur, je fondis en eau, et je m’abîmai dans l’impossible passion de ce qui n’est plus !… Vouloir ressusciter le passé, ce n’est pas d’un homme, c’est d’un Dieu ; l’homme ne peut que le revoir et le pleurer. Les imaginations puissantes sont les plus malheureuses, parce qu’elles ont la faculté de revoir, sans avoir le don de ranimer. Le génie n’est qu’une grande douleur !

Je jetai enfin, comme l’âme fait toujours quand elle est trop chargée, mon fardeau dans le sein de Dieu ; il reçoit