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LETTRE

borde le chemin et qui enclôt le jardin ; je n’osai pas m’arrêter même à l’ombre de sept ou huit platanes et de la tonnelle de charmille qui penchent leurs feuilles jaunes sur le chemin. J’entendais des voix dans l’enclos : je savais que c’étaient les voix d’étrangers venus de loin pour acheter le domaine, qui arpentaient les allées encore empreintes de nos pas, qui sondaient les murs encore chauds de nos tendresses de famille, et qui appréciaient les arbres nos contemporains et nos amis, dont l’ombre et les fruits allaient désormais verdir et mûrir pour d’autres que pour nous !…

Je baissai le front pour ne pas être aperçu par-dessus le mur, et je gravis sans me retourner la montagne de bruyères et de buis qui domine ce village. Je tournai un cap de roche grise où se plaisent les aigles, où se brise toujours le vent même en temps calme ; il me cacha Milly, et je m’enfonçai dans d’autres gorges où le son même de sa cloche ne venait plus me frapper au cœur.

Après avoir marché ou plutôt gravi environ une heure dans des ravins de sable rouge, à travers des bruyères et sous les racines d’immenses châtaigniers qui s’entrelacent comme des serpents endormis au soleil, j’arrivai au faîte de la chaîne de ces montagnes. Il y a là, au point étroit et culminant de ce col ou de ce pertuis, comme on dit dans le Valais et dans les Pyrénées, une arête de quelques pas d’étendue. On ne monte plus et l’on ne descend pas encore ; on plonge à son gré ses regards, selon qu’on se retourne au levant ou au couchant, sur l’immense plaine du Mâconnais, de la Bresse et de la Saône, ou sur les noires et profondes vallées de Saint-Point, sur les cimes entre-croisées, les pentes ardues et les défilés rocheux, arides ou boisés, qui s’amoncellent ou glissent vers le creux du pays.