Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 2.djvu/205

Cette page a été validée par deux contributeurs.
204
LETTRE

chasseur ou solitaire comme moi, combien il y a d’amitié entre les animaux et leur maître. Ce monde est un océan de sympathies dont nous ne buvons qu’une goutte, quand nous pourrions en absorber des torrents. Depuis le cheval et le chien jusqu’à l’oiseau, et depuis l’oiseau jusqu’à l’insecte, nous négligeons des milliers d’amis. Vous savez que moi je ne néglige pas ces amitiés, et que de la loge du dogue de basse-cour à l’étable du chevrier, et de l’étable au mur du jardin où je m’assieds au soleil, connu des souris d’espalier, des belettes au museau flaireur, des rainettes à la voix d’argent, ces clochettes du troupeau souterrain, et des lézards, ces curieux aux fenêtres qui sortent la tête de toutes les fentes, j’ai des relations et des sentiments partout. Honni soit qui mal y pense ! je suis comme le vicaire de Goldsmith, j’aime à aimer !

Je partis seul, suivi de mes trois chiens. Je franchis rapidement la plaine déjà ondulée qui sépare les bords de la Saône de la chaîne des hautes montagnes noires derrière lesquelles se creuse la vallée de Saint-Point.

Quand j’arrivai au pied de ces montagnes, je mis la jument au petit pas. La journée était une journée d’automne, indécise, comme la saison, entre la mélancolie et la splendeur, entre la brume et le soleil. Quelques brouillards sortaient, comme des fumées d’un feu de bûcherons, des gorges entre les troncs des sapins ; ils flottaient un moment sur les prés en pente au bord des bois ; puis, aussitôt roulés par le vent en ballots légers de vapeurs, ils s’enlevaient, m’enveloppaient un moment d’une draperie transparente, et s’évaporaient en montant toujours, et en laissant quelques gouttes d’eau sur les crins de mon cheval. Mais au-dessus des premières rampes, toute lutte entre la brume du matin et l’éclat du midi cessa. Le soleil avait bu toute l’hu-