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Dont les vents engouffrés, dans l’abîme qui fume,
Sur ses bords déchirés roulaient, brisaient l’écume,
Et, du noir précipice épaississant la nuit,
D’une foudre éternelle y redoublaient le bruit.
De ce sublime écueil environné d’orage,
Nos yeux plongeaient aussi sur le lieu du carnage.
Ils voyaient, sous le fer des cruels musulmans,
Tomber l’un après l’autre amis, frères, amants,
Et par leur nombre, hélas ! que le glaive dévore,
Nous comptions les instants qui nous restaient encore.
Déjà, sur les débris d’un peuple tout entier,
Le féroce Ottoman s’ouvre un sanglant sentier.
Une femme, une mère, ô désespoir sublime !
« Il ne nous reste plus qu’un vengeur… c’est l’abîme ! »
Dit-elle ; et, vers le bord précipitant ses pas,
Elle montre l’enfant qui sourit dans ses bras,
De sa bouche entr’ouverte arrache la mamelle,
L’élève dans ses mains, tremble, hésite, chancelle,
Et, s’animant aux cris d’un vainqueur furieux,
Le lance dans l’abîme en détournant les yeux !…
Le gouffre retentit en dévorant sa proie.
Elle sourit au bruit que l’écho lui renvoie,
Et se tournant vers nous : « Vous frémissez ? pourquoi ?
» Il est libre, dit-elle. Et vous, imitez-moi,
» Mères, qui, nourrissant vos fils du lait des braves,
» N’avez pas, dans vos flancs, porté de vils esclaves ! »
Chaque mère, à ces mots, dans l’abîme sans fond
Jette un poids à son tour, et l’abîme répond ;
Puis, formant tout à coup une funèbre danse,
Entrelaçant nos mains et tournant en cadence,
Aux accents de ce chœur qu’aux rives de l’Ysmen
Les Vierges vont chanter aux fêtes de l’hymen,
Notre foule en s’ouvrant forme une ronde immense ;
Et, chaque fois que l’air finit et recommence,