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-Just jeta ses vêtements sur une chaise et se disposa pour le sommeil. « Que fais-tu donc ? lui dit Robespierre. — Je me couche, répondit Saint-Just. — Quoi ! tu peux songer à dormir dans une pareille nuit ! reprit Robespierre ; n’entends-tu pas le tocsin ? Ne sais-tu pas que cette nuit sera peut-être la dernière pour des milliers de nos semblables, qui sont des hommes au moment où tu t’endors, et qui seront des cadavres à l’heure où tu te réveilleras ? — Hélas ! répondit Saint-Just, je sais qu’on égorgera peut-être cette nuit, je le déplore, je voudrais être assez puissant pour modérer les convulsions d’une société qui se débat entre la liberté et la mort ; mais que suis-je ? et puis, après tout, ceux qu’on immolera cette nuit ne sont pas les amis de nos idées ! Adieu. » Et il s’endormit.

Le lendemain, au point du jour, Saint-Just en s’éveillant vit Robespierre qui se promenait à pas interrompus dans la chambre, et qui, de temps en temps, collait son front contre les vitres de la fenêtre, regardant le jour dans le ciel et écoutant les bruits dans la rue. Saint-Just, étonné de revoir son ami de si grand matin à la même place : « Quoi donc te ramène si tôt aujourd’hui ? dit-il à Robespierre. — Qu’est-ce qui me ramène ? répondit celui-ci : penses-tu donc que je sois revenu ? — Quoi ! tu n’es pas allé dormir ? reprit Saint-Just. — Dormir ! répliqua Robespierre, dormir ! pendant que des centaines d’assassins égorgeaient des milliers de victimes, et que le sang pur ou impur coulait comme l’eau dans les égouts !… Oh ! non, poursuivit-il d’une voix sombre et avec un sourire sardonique sur les lèvres, non, je ne me suis pas couché, j’ai veillé comme le remords ou comme le crime : oui, j’ai eu la faiblesse de ne pas dormir ; mais Danton, lui, a dormi. »