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il me voyait moi-même au milieu d’une armée la veille d’une bataille. Ce vieillard était le marquis de Bombelles, ambassadeur de France à Venise, que j’avais vu deux ans auparavant dans cette capitale de l’aristocratie et du plaisir, où j’accompagnais alors la duchesse Amélie comme le Tasse avait accompagné Léonore. Je lui parlai de son beau palais sur le canal de Venise et de ce moment délicieux où, la jeune duchesse et sa suite arrivant en gondole à la porte de son palais, il nous avait reçus avec toute la grâce et avec toute la magnificence de son pays, au milieu de la musique, des illuminations et des fêtes. Je croyais le distraire en lui rappelant ces gais souvenirs. Je ne fis que le retourner plus cruellement sur ses peines. Des larmes roulèrent sur ses joues. « Ne parlons plus de ces choses, me dit-il, ce temps est à présent bien loin de nous. Même alors, tout en fêtant mes nobles hôtes, ma joie n’était qu’apparente. J’avais le cœur navré. Je prévoyais les suites des orages de ma patrie, et j’admirais votre insouciance. Quant à moi, je me préparais en silence au changement de ma situation. En effet, il me fallut bientôt quitter ce poste, ce palais, cette Venise qui m’était devenue si chère, pour commencer une carrière d’exil, d’aventures et de misères, qui m’a amené ici… où je vais assister peut-être, continua l’exilé avec tristesse, à l’abandon de mon roi par l’armée des rois. » Le marquis de Bombelles s’éloigna pour cacher sa douleur, et alla près d’un autre feu envelopper sa tête dans son manteau. »