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lui ordonner de dégager à tout prix l’armée et de venir couvrir la Marne. Kellermann, lieutenant intrépide, mais susceptible et murmurant, ébranlé par l’opinion de Paris, menaçait de quitter le camp et d’abandonner son collègue à son obstination. Dumouriez, employant sur lui tantôt l’ascendant de l’autorité, tantôt la séduction du génie, passait, pour le retenir, de la menace à la prière, et gagnait jour par jour sa victoire de patience. Une conviction puissante, mais isolée, pouvait seule le soutenir contre tous. La route de Châlons interceptée retardait l’arrivée des convois de l’intérieur. Les soldats étaient quelquefois trois jours sans pain. Les murmures assiégeaient l’oreille du général, qui les tournait en plaisanteries : « Voyez les Prussiens, leur disait-il, ne sont-ils pas plus à plaindre que vous ? Ils mangent leurs chevaux morts, et vous avez de la farine. Faites des galettes, la liberté les assaisonnera. »

D’autres fois, il menaçait d’enlever l’uniforme et les armes à ceux qui se plaindraient de manquer de pain, et de les chasser du camp comme des lâches indignes de souffrir des privations pour la patrie. Huit bataillons de fédérés récemment arrivés du camp de Châlons, et encore ivres de sédition et d’assassinats, étaient les plus redoutables pour la subordination du camp. Ils disaient tout haut que les anciens officiers étaient des traîtres et qu’il fallait purger l’armée des généraux comme on avait purgé Paris des aristocrates. Dumouriez fit camper ces bataillons à l’écart, plaça quelques escadrons derrière eux et deux pièces de canon sur leur flanc ; puis, ayant ordonné qu’ils se missent en bataille sous prétexte de les passer en revue, il arriva à la tête de leur ligne, entouré de tout son état-major et suivi d’une escorte de cent hussards. « Vous autres, leur dit-il,