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Luckner avait plus de soixante-dix ans, mais il conservait le feu et l’activité de l’homme de guerre ; le génie seul lui manquait pour être un grand général. On lui avait fait une réputation de complaisance qui alors écrasait tout. C’est un grand avantage pour un général d’être étranger au pays qu’il sert. Il n’a point de jaloux, on lui pardonne sa supériorité ; on lui en suppose une quand il n’en a pas, pour en écraser ses rivaux. Telle était la situation du vieux Luckner. Il était Allemand ; élève du grand Frédéric, il avait fait avec éclat la guerre de Sept ans, comme commandant d’avant-garde, au moment où Frédéric changeait la guerre et créait la tactique. Le duc de Choiseul avait voulu dérober à la Prusse un général de cette grande école, pour enseigner l’art moderne des combats aux généraux français. Il avait arraché Luckner à sa patrie à force de séductions, de fortune et d’honneurs. L’Assemblée nationale, par respect pour la mémoire du roi philosophe, avait conservé à Luckner la pension de soixante mille francs qu’on lui faisait avant la Révolution. Luckner, indifférent aux constitutions, s’était cru révolutionnaire par reconnaissance. Presque seul parmi les anciens officiers généraux, il n’avait point émigré. Entouré d’un brillant état-major de jeunes officiers du parti de La Fayette, Charles Lameth, du Jarri, Mathieu de Montmorency, il croyait avoir les opinions qu’on lui donnait. Le roi le caressait, l’Assemblée le flattait, l’armée le respectait. La nation voyait en lui le génie mystérieux de la vieille guerre venant donner des leçons de victoire au patriotisme inexpérimenté de la Révolution, et cachant des ressources infinies sous la rudesse de son front et sous l’obscur germanisme de son langage. On lui adressait de partout des hommages, comme au dieu inconnu. Il ne méri-