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d’un été à l’autre. Quel rêveur délicat et efféminé, ce roi poilu, ce brigand aux yeux obliques ! Sans doute, il veut oublier les journées grises et incolores de l’hiver et n’être réveillé que par le murmure des ruisseaux délivrés et le chant des oiseaux. Il poursuit apparemment un rêve de clairières qui rougissent d’airelles, de fourmilières que remplissent des petites bêtes exquises et de pentes vertes où gambadent les blancs agneaux. Cet heureux seigneur prétend échapper à l’hiver de la vie.

Dehors, la neige tourbillonne et fouette en sifflant les pins ; dehors, les loups et les renards, le ventre creux, rôdent le long des routes. Pourquoi, lui seul, ne doit-il pas sentir les morsures du froid et la lourdeur des pas enlisés dans la neige ? Il s’est fait un lit tiède et douillet. Il ressemble à la belle au bois des Contes. Le baiser du printemps le tirera de ses rêves : un rayon de soleil, qui s’infiltre à travers les branches, viendra lui chauffer le museau ; et quelques larmes de neige fondue s’égoutteront sur sa pelisse.

Mais voici qu’au lieu du rayon de soleil une volée de plombs crépite dans le branchage et lui pique la peau comme un essaim de moustiques. Il entend subitement des cris, du tapage, de la fusillade. Il secoue le sommeil de ses membres et écarte violemment les rameaux, pour voir. Ce n’est ni le printemps qui bruit et clapotte autour de sa tanière, ni la tempête qui abat les arbres et fait voltiger la neige. Ce sont de vieilles connaissances à lui, les Cavaliers d’Ekebu.

Il se rappelle fort bien la nuit où Fuchs et Bérencreutz le guettèrent, là-haut, dans l’étable d’un paysan qui attendait sa visite. Les deux chasseurs venaient de s’assoupir, quand il se fraya un passage à travers la tourbe du toit. Mais ils s’éveillèrent au moment même qu’il emportait la vache tuée, et les Cavaliers se jetèrent sur lui avec leurs fusils et leurs couteaux. Il y perdit la vache… et un œil.

Et il se rappelle aussi une autre rencontre. Sa femme et