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colère contre eux. S’il eût été en son pouvoir, elle les aurait fouettés comme de méchants enfants et leur eût ensuite pardonné.

Mais elle souffrait pour son cher domaine. Elle n’est pas seule qui ait vu la dévastation passer sur un foyer chéri. Plus d’un a détourné la tête quand sa maison d’enfance le regardait avec le regard d’une bête blessée. Elle semblait l’accuser d’avoir laissé le lichen dévorer les arbres de sa cour et la mauvaise herbe étouffer son jardin. Plus d’un sur ces champs abandonnés, qui lui criaient leur abandon, se fût volontiers jeté à genoux et les eût conjurés de ne pas le croire coupable d’un tel crime. Et l’on n’ose pas affronter les yeux des pauvres vieux chevaux. Que d’autres plus hardis soutiennent leur regard ! Et l’on n’ose pas attendre les brebis au retour du pâturage. Rien au monde n’est plus lamentable qu’un foyer délabré. La Commandante ne songeait pas à reconquérir Ekebu. Elle n’avait qu’une idée : purger sa maison de ces sauterelles ruineuses.

Mais, tandis qu’elle parcourait le pays et tendait la main aux aumônes, elle revoyait aussi l’image de sa mère, et la pensée qu’il n’y aurait aucun salut pour elle avant que la vieille femme eût retiré sa malédiction s’était enracinée dans son cœur. La vieille femme vivait encore, là-haut, sous les grandes forêts d’Elfdalen. Âgée de quatre-vingt-dix ans, elle vivait dans ses forges, toujours laborieuse, surveillant l’été ses baquets de lait, l’hiver ses meules de bois, travaillant jusqu’à la dernière heure et soupirant après la fin de sa tâche. La Commandante se disait que Dieu n’avait pas permis à cette mère de mourir avant d’avoir enlevé la malédiction qui pesait sur la tête de sa fille. Elle voulait donc aller la trouver afin que toutes les deux pussent entrer dans le repos. À travers les forêts, le long du fleuve, elle retournerait à son pays natal. Son âme en éprouvait la nostalgie. Bien des gens lui avaient ouvert leur porte et lui avaient offert l’appui d’une vieille