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Et ils rentrèrent dans la salle où leur costume, qu’ils avaient gardé, leur valut encore une ovation. Personne ne soupçonnait rien.

Impatient, nerveux, irrité contre l’amour et contre lui-même, tout plein du sentiment de sa déchéance que les paroles de la jeune fille avaient réveillé en lui, Gösta s’éloigna du bal, et dans le fumoir, où s’étaient installés les hommes d’âge et les solides buveurs, il vint s’asseoir à une table de jeu.

Le hasard voulut qu’il eut en face de lui le riche propriétaire de Bjorne. Les enjeux, déjà forts, montèrent. Les billets de banque sortirent des poches, et les piles d’écus s’amoncelèrent devant Melchior Sinclair. Le gain de Gösta s’accumulait aussi ; et bientôt le père de Marianne et lui restèrent seuls aux prises. Il arriva même un moment où tout l’argent de Melchior émigra chez Gösta.

— Gösta, mon garçon, dit Melchior en riant, lorsqu’il eut vidé sa bourse et son portefeuille, je n’ai plus le sou et je n’emprunte jamais : c’est une vieille promesse que j’ai faite à ma mère.

Mais, comme la boisson l’avait singulièrement allumé, il trouva tout de même le moyen de continuer et perdit coup sur coup sa montre et sa pelisse de castor. Il allait risquer son cheval et son traîneau, quand Sintram l’arrêta.

— Mets donc sur le tapis quelque chose qui rompe la malechance, lui conseilla le méchant Sintram.

— Le diable m’emporte si je sais quoi !

— Joue le sang rouge de ton propre cœur, frère Melchior : joue ta fille.

— Ah ! vous pouvez la jouer en toute sécurité ! fit Gösta. Cet enjeu-là, je ne l’emporterai jamais sous mon toit.

Le vieux Melchior éclata de rire. D’ordinaire, il ne souffrait point que le nom de Marianne fût prononcé à la table de jeu. Mais le moyen de se fâcher d’une plaisanterie aussi forte ?