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Le Commandant secoue son poing fermé, et sa femme recule de quelques pas et reprend :

— L’anguille vivante se tord sous le couteau : femme contrainte prend amant. Me frapperas-tu maintenant pour ce qui s’est passé, il y a plus de vingt ans ? Pourquoi n’as-tu pas frappé alors ? Ne te souvient-il pas qu’Altringer nous a secourus, que nous montions dans ses voitures, que nous buvions son vin, que tes poches étaient lourdes de son or, que tu as accepté, sans rien dire, son domaine et ses forges ? C’est alors que tu aurais dû frapper, Bernard Samzélius !

Le mari promène sur ses hôtes un regard circulaire. Leurs visages donnent raison à sa femme. On est évidemment persuadé qu’il a reçu les terres et les cadeaux comme prix de sa discrétion.

— J’ignorais tout ! cria-t-il en frappant du pied.

— Il vaut mieux que tu le saches maintenant, répliqua-t-elle d’une voix aiguë. J’avais peur que tu mourusses avant de le savoir. Au moins je pourrai donc te parler librement, à toi qui fus mon maître et mon geôlier. Entends-moi bien : j’ai été la maîtresse d’Altringer, la maîtresse de celui à qui tu m’avais indignement ravie.

Le vieil amour exulte dans sa voix et rayonne dans ses yeux. Elle voit devant elle son mari, le poing levé, autour d’elle cinquante visages que son impudence effare.

— Oui, reprend-elle, je lui ai appartenu. Il m’a donné du bonheur, et il a voulu que sa terre fût à moi, sa terre et sa maison et ses forges et tous ses domaines ! Béni soit son souvenir !

Alors le Commandant laisse retomber son bras sans frapper : il sait comment la punir.

— Hors d’ici, rugit-il, hors d’ici !

Elle demeure immobile.

Les Cavaliers écoutent, le visage pâle. Voilà donc ce qu’avait prédit Sintram. Mais alors, ce contrat infernal, ces Cavaliers qui meurent chaque année… Ah, la sorcière !