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— Tais-toi ! Tais-toi !

— Il fallait bien te récompenser de ta fidélité d’épouse, Margareta Samzélius ! Le Commandant, qui avait l’air de tout ignorer, t’a laissée gouverner les forges. Et le Diable a tout mené. Mais maintenant, c’en est fait de toi !

La Commandante s’assit, pâle et tremblante, et murmura d’une étrange voix basse :

— Oui, maintenant c’en est fait de moi, et c’est ton œuvre, Christian Bergh !

À ces mots, le géant frissonna : ses traits se contractèrent et des larmes d’angoisse lui montèrent aux yeux.

— Je suis ivre ! s’écria-t-il. Je ne sais pas ce que j’ai dit : je n’ai rien dit ! Esclave et chien, rien de plus, voilà ce que j’ai été pour elle pendant quarante ans. Elle est la Margareta Celsing que j’ai servie toute mon existence. Je ne dis aucun mal d’elle. Et que pourrais-je dire ? Qu’elle me frappe, si elle veut ! Je n’ai rien à dire ; je ne dirai rien.

Et il se jette à genoux, se traîne vers elle, saisit le bas de sa jupe et le baigne de ses larmes.

Mais, non loin de la Commandante, un petit homme trapu est assis. Les cheveux touffus, les yeux obliques, la mâchoire inférieure proéminente, il ressemble à un ours. C’est le Commandant Samzélius, un homme taciturne, qui suit son sentier solitaire et laisse le monde aller tout seul. Il se dresse aux derniers mots du capitaine, et sa femme se dresse aussi, et tous les hôtes. Les femmes pleurent, les hommes demeurent interdits. Les mains larges et poilues du Commandant se sont lentement fermées, et son bras se lève. Mais sa femme parle d’abord, et avec une note sourde qu’on ne lui connaissait pas :

— Tu m’as volée, lui dit-elle. Oui, tu es venu comme un voleur et tu m’as prise. Par de dures paroles, par des coups, par la faim, on me força de t’épouser. J’ai agi envers toi ainsi que tu le méritais.