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Cependant la Commandante se rengorge entre le comte de Borg et le curé de Bro. À la grande table, on s’amuse. Là brillent les beaux yeux de Marianne Sinclair ; là résonne le doux rire de la gaie petite comtesse Dohna. Les Cavaliers penchent la tête comme des enfants en pénitence. Mais pourquoi les exile-t-on ? Que signifie cette table au coin de la cheminée ? Ne les juge-t-on pas dignes de s’asseoir en noble compagnie ? Et voici que les images et les pensées de la nuit se réveillent en eux : la belle vision des sept forges tombées entre leurs mains, et leur damnation qui paie le luxe et les richesses de la Commandante.

Le patron Julius essaie de plaisanter, et montrant à Christian Bergh, le fort capitaine, un plat de gélinottes qui fait le tour de la grande table :

— Il n’y en aura pas assez, dit-il ; je les ai comptées. Mais sois tranquille, capitaine Christian ; on nous a fait cuire de bonnes corneilles.

Les lèvres de Bérencreutz esquissent un pâle sourire sous ses grandes moustaches, et Gösta, qui semble en vouloir à la vie de tout le monde, ajoute :

— Les Cavaliers ne peuvent rien demander de mieux.

Le domestique s’avance avec un plat de superbes gélinottes.

Mais le capitaine Christian bouillonne de colère. N’a-t-il pas voué une haine implacable à ces vilains oiseaux croassants ? Il les déteste jusque-là que, bravant la risée publique, on le voit à l’automne, pour mieux les approcher dans les champs de blé, s’affubler d’une robe de femme et se nouer un fichu sur la tête. Au printemps, quand elles mènent leurs danses d’amour sur les prés verts, il en fait un joyeux massacre. L’été, il cherche leurs nids et en écrase les œufs.

Le géant se lève, arrache des mains du domestique le plat de gélinottes.

— Penses-tu donc, s’écrie-t-il, que j’aie besoin de les