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Il y avait aussi des étrangers : un Allemand, inventeur d’une machine à voler, le grand Kevenhuller ; et un Français, vieil oiseau de proie qui avait suivi sur les champs de bataille l’aigle impériale, petite tête au long bec, hérissé, mystérieux, ne sortant jamais du manoir que pour une chasse à l’ours ou une aventure périlleuse, et qu’on appelait, nul ne savait pourquoi, le cousin Kristoffer. Son voisin, l’oncle Eberhard, le philosophe, n’était point venu à Ekebu pour y faire chère lie, mais pour achever, à l’abri des soucis matériels, son grand ouvrage sur la Science des Sciences. Enfin les deux meilleurs des cavaliers, le débonnaire Lovenborg, âme candide et crédule et qui ne comprenait point les chemins du monde ; et Lilliécrona, le grand musicien, qui avait une bonne maison et qui languissait toujours après son foyer, mais qui ne pouvait se détacher d’Ekebu, parce que son esprit avait besoin de décors changeants, de rumeurs et de richesse.

Ces onze hommes avaient tous laissé derrière eux la jeunesse. Mais il y en avait un douzième dont les trente ans venaient à peine de sonner et qui possédait la vigueur du corps et de l’âme : Gösta Berling, le Cavalier des Cavaliers, à lui seul plus orateur, plus chanteur, plus musicien, plus chasseur, plus buveur et plus batailleur que tous les autres.

Regardez-le : il grimpe à la tribune. Les ténèbres du toit descendent sur lui comme de lourds festons, et sa tête aventureuse ressort en pleine lumière dans ce sombre chaos. Il parle avec un profond sérieux :

— Cavaliers et frères, minuit approche. Il est temps de boire à la santé du Treizième !

— Mais, petit frère Gösta, s’écrie le patron Julius, nous ne sommes que douze à table !

— Ici, à Ekebu, reprend Gösta plus grave encore, tous les ans un homme meurt. Un homme meurt de ces Cavaliers éternellement jeunes que nous sommes. Il ne convient pas que les Cavaliers vieillissent. Du jour où les verres