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bûcherons ont passé ; une place noire où les charbonniers ont brûlé leurs meules ; un de ces défrichements qui indiquent que ces montagnes souffrent aussi du labeur humain ; mais rarement : car, d’ordinaire, elles sommeillent insouciantes, dans les jeux éternels de la lumière et de l’ombre qui se jouent sur leurs flancs.

Mais la plaine qui est hospitalière, opulente et travailleuse en veut un peu à la montagne, et la querelle doucement. La montagne ne l’écoute pas. Elle lance jusqu’au lac ses longues rangées de collines et de coteaux ; elle y dresse ses promontoires et ne quitte qu’à contre-cœur cette rive tant désirée, où la plaine aspire toujours à se dérouler dans le sable des grèves.

« Ne te plains pas, dit la montagne. Songe au temps de Noël et aux linceuls de brouillards qui se déploient sur le Leuven. Tu me reproches de te limiter et de borner ta vue. Mais tu ne sais pas quel vent il fait au bord de l’eau. C’est là qu’il faut avoir dos de granit et pelisse de sapins. Et puisque tu veux voir quelque chose, regarde-moi ! »

Et la plaine regarde. Elle connaît les merveilleuses couleurs changeantes qui passent sur la montagne. Dans la splendeur de midi les hauteurs, d’un bleu faible et pâle, reculent et se rapetissent à l’horizon ; mais, dans l’aurore et au soleil couchant, elles s’érigent, de toute leur stature, et se colorent d’un bleu pareil à celui du firmament. Parfois il y tombe une lumière si crue qu’elles deviennent toutes vertes et d’un bleu noir, et que chaque sapin, chaque sentier, chaque crevasse se distingue à des lieues de distance.

Il arrive aussi que les montagnes se rangent un peu de côté et laissent la plaine approcher du lac. Quand elle découvre les eaux furieuses qui grondent et crachent leur écume, quand elle aperçoit la froide fumée que fait la lessive des invisibles lavandières, elle donne raison à la montagne, et vite, vite, rentre derrière son rempart.

De temps immémorial, les hommes ont cultivé la plaine.