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répondis-je. Et j’ajoutai que je ne tolérerais pas qu’on insultât dans ma maison la fille de mes parents.

« Nous continuions de manger, elle et moi ; mais autour de nous les convives interdits n’osaient même plus toucher à leur fourchette.

« La vieille femme resta un jour et une nuit, et, quand elle fut reposée, elle commanda ses chevaux. Je n’avais pas senti un seul instant qu’elle était ma mère. Au moment où elle partait, elle se tourna vers moi dans l’escalier :

« Je suis restée un jour et une nuit sous ton toit, me dit-elle, et tu n’as pas daigné saluer ta mère. Mon corps tremble de honte, comme fouetté de verges. J’ai honte de tout ce qui se fait ici. Tu m’as reniée et rejetée : puisses-tu être reniée et rejetée à ton tour ! Que la grand’route soit alors ton seul refuge, une gerbe de paille ton lit, une meule de charbon ton foyer, l’opprobre et l’ignominie ta récompense ! Et que d’autres te frappent comme je te frappe ici ! »

« Et elle me frappa durement sur la joue.

« Je la saisis à bras le corps et je la déposai dans sa voiture.

— « Qui donc es-tu pour me maudire ? m’écriai-je. Qui donc es-tu pour me frapper ? Je ne le supporterai de personne au monde. »

« Et je levai la main sur ma mère… Il y a vingt ans de cela, Gösta Berling… »

Gösta Berling avait écouté : le bruit de cette voix dominait en lui le mystérieux appel des forêts et de la mort. Ainsi cette femme, la plus puissante de la contrée, s’était faite son égale en péchés, sa sœur dans le crime.

— Veux-tu vivre maintenant ? reprit-elle d’une voix étranglée par les larmes. Pourquoi céderais-tu aux remords ? Tu aurais certes pu devenir un bon pasteur, mais le Gösta Berling, que tu noyas dans l’eau-de-vie, fut-il jamais plus candide et plus innocent que la Margareta Celsing, que j’étouffai dans la haine ? Veux-tu vivre ?