Page:Lagerlöf - La Légende de Gösta Berling, trad. Bellessort 1915.djvu/31

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

notre terre et six autres forges. Il nous rendit notre pauvreté plus légère. Nous montions dans ses voitures ; nous recevions de lui des vins pour notre cave, du gibier pour notre table. Il remplit ma vie de charme et de plaisir. Le Commandant dut rejoindre ses troupes. Que nous importait ? Un jour j’étais à Ekebu ; le lendemain Altringer était à Siœ. Ah, ce fut une jolie ronde de fêtes sur les rives du Leuven ! De mauvais bruits couraient. Si Margareta Celsing avait encore vécu, elle en eût souffert.

L’écho en arriva à l’oreille de mes parents, là-bas, au milieu des meules de bois, dans la forêt d’Elfdalen. Ma mère ne réfléchit pas longtemps et se mit en route… Un jour que le Commandant était absent et que j’avais à ma table Altringer et plusieurs invités, elle entra. Je la vis, mais rien ne me dit plus que c’était ma mère. Je la saluai comme une étrangère et je lui offris de s’asseoir et de partager notre repas. Elle voulut me parler comme à sa fille ; mais je lui fis observer qu’elle se trompait et que mes parents étaient morts le jour de mon mariage. Elle reçut le choc sans sourciller. C’était une femme étonnamment forte et qui, malgré ses soixante-dix ans, venait d’abattre plus de cinquante lieues en trois jours. Elle s’assit très simplement, se servit, et me répondit sur le même ton que javais fait une perte bien regrettable ce jour-là.

« — Oui, et ce qui est surtout regrettable, répliquais-je, c’est que mes parents ne soient pas morts un jour plus tôt, car le mariage ne se serait jamais accompli.

« — La gracieuse Commandante n’est donc pas heureuse de son mariage ? dit-elle.

« — Si, répondis-je, j’en suis maintenant fort aise, et je me félicite chaque jour d’avoir obéi à la volonté de mes chers parents.

« Alors elle demanda si c’était aussi la volonté de mes parents que j’attirasse la honte sur moi-même et sur eux, en trompant mon mari.

« — Comme ils ont fait leur lit, qu’ils se couchent ! »