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— Ah, il veut mourir ! C’est cela que tu veux ! Je ne m’en étonnerais peut-être pas, si tu vivais. Mais regarde ton corps amaigri, tes membres épuisés, tes yeux ternes. T’imagines-tu avoir quelque chose à tuer ? Et crois-tu, pour être mort, qu’il soit nécessaire d’être étendu dans une ombre rigide et cloué sous un couvercle de sapin ? Penses-tu que Gösta Berling n’a pas déjà trépassé ? Ne sens-tu pas ta bouche déjà pleine de poussière ? Ce qui maintenant se remue en toi, ce ne sont que des ossements. Et tu leur refuserais une dernière illusion de vie ? C’est comme si tu marchandais aux morts le plaisir de danser sur leurs tertres à la lueur des étoiles. Est-ce parce qu’on t’a dépouillé de ton manteau de prêtre qu’il te plaît de mourir ? Tu aurais plus de mérite à te rendre utile sur cette terre du bon Dieu. Que n’es-tu venu tout de suite à moi ! J’aurais arrangé les choses. Mais aujourd’hui, ce qu’il te faut, n’est-ce pas ? c’est la gloire d’être couché sur des copeaux et dans un linceul et d’être admiré par toutes les vieilles femmes de la commune qui diront : le beau cadavre !

Gösta eut un demi-sourire, mais ne broncha pas.

La Commandante se tut, arpenta la chambre ; puis elle vint s’asseoir devant le feu, les pieds sur l’âtre, les coudes aux genoux.

— Mille diables ! dit-elle en riant, c’est si vrai, ce que je te dis là, que je n’en avais pas vu moi-même toute la justesse. Te figures-tu que la plupart des gens qui vivent ne sont pas déjà morts, ou peu s’en faut ? Crois-tu que je vive, moi ? Ah grands dieux, non ! Oui, regarde-moi. Je suis la Commandante d’Ekebu et, je suppose, la dame la plus puissante du Vermland. Si je lève un doigt, le gouverneur s’ébranle ; si j’en lève deux, l’évêque accourt ; et si j’en lève trois, le chapitre et le tribunal et tous les maîtres de forges du Vermland dansent la polska sur la place de Karlstad. Eh bien, mon garçon, le diable m’emporte si je suis autre chose qu’un cadavre grimé ! Seul, Dieu sait ce qui reste de vie en moi.