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— Je m’estimerais suffisamment payé, si les pauvres se rappelaient encore mon nom, un ou deux ans après ma mort. J’aurais planté des pommiers aux coins des maisons ; j’aurais appris aux joueurs des villages quelques bonnes vieilles mélodies ; et les petits bergers fredonneraient mes airs sur les sentiers de la forêt. Je suis bien le même Gösta que j’ai toujours été : un ménétrier de campagne ! Pleurer et expier avec des regrets et des soupirs, ce n’est point mon affaire. Toute la pénitence dont je suis capable, c’est de donner de la joie aux pauvres.

— Gösta, dit la Commandante, c’est là une vie trop étroite pour un homme de ton envergure. Je veux te léguer Ekebu.

— Non ! s’écria-t-il, je vous en conjure, ne me rendez pas riche.

— Si ! je te léguerai Ekebu, à toi et aux Cavaliers. N’es-tu pas à présent un homme de haute vertu et que le peuple se prépare à bénir ? Tu seras maître d’Ekebu, mais tu me promettras de ne pas retenir ta femme. Elle a trop pâti dans ce pays d’ours, et elle doit soupirer après sa patrie de soleil et de lumière. Laisse-la partir.

Mais la jeune femme s’approcha de la Commandante.

— Non, dit-elle, il est mon mari et il a trouvé la vie que je veux vivre. La pauvreté et le dur travail nous conviennent.

— Ah, s’écria la mourante, vous voulez être heureux à votre guise ! Mais tu accepteras Ekebu, Gösta : tu l’accepteras des mains de celle que tu traitas de sorcière. Et nous verrons un jour quel sera le plus grand sorcier de nous deux !

Elle saisit brusquement la lettre et la lança au visage du jeune homme. Le papier noir voltigea un instant dans l’air, puis tomba à ses pieds.

— Ah, pauvre Ekebu, murmura-t-elle épuisée, quelle ruine !

Mais à ce moment un coup sourd retentit à travers le