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maintenant. Vous pouvez sans péché posséder votre bien-aimé. Nul spectre ne se dresse entre vos embrassements. Il vous est permis de vous aimer aux yeux du monde et de cheminer côte à côte à travers la vie.

Elle se tut un instant, puis reprit avec véhémence :

— Comment osez-vous rester près de lui ? Faites pénitence ! Partez d’ici et allez retrouver vos parents, avant qu’ils ne viennent vous maudire. Je vais donner à votre Gösta le pouvoir et la fortune que m’avait légués Altringer. Mais accepterez-vous de demeurer à Ekebu ? Vous ne le pourrez pas ! Rappelez-vous le dîner de Noël et la prison dans la maison du bailli !

— Ah, Commandante, s’écria la jeune femme, je vis ici dans d’éternelles appréhensions. Je vous en supplie, n’attachez pas Gösta à ces biens dont j’ai tant souffert…

— Vous devez le quitter, répliqua durement la Commandante.

Mais avant que la jeune femme eût eu le temps de répondre, son mari entra.

— Approche, Gösta, dit la Commandante, et sache ce qui est arrivé à ta vieille amie — une sorcière, paraît-il — depuis le jour où tu l’as laissé chasser et où tu as permis qu’elle errât, comme une mendiante, à travers le pays. J’atteignis au mois de mars les forêts d’Elfdalen : je n’avais plus figure humaine. On me dit à la maison que ma mère était dans la laiterie. J’y allai et longtemps je restai muette, au pas de la porte. Tout autour de la pièce, des bassines de cuivre remplies de lait brillaient sur des rayons. Ma mère, qui avait quatre-vingt-dix ans, les prenait l’une après l’autre et les écrémait. Bien qu’elle fût encore assez alerte, la vieille femme, je vis bien qu’il lui en coûtait de se redresser pour atteindre les bassines. J’ignorais si elle s’était aperçue de ma présence ; mais, au bout de quelques minutes, elle me dit d’une voix étrange :

« — Ce que je voulais t’est donc arrivé.