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— C’est une honte qu’on laisse un homme comme lui en dehors du mur, ajoute Anders Fuchs qui s’apprête à jouer.

Et le petit Ruster parle d’une voix émue :

— Après vous, colonel, c’était le meilleur homme que j’aie jamais connu.

Le petit Ruster avait été un grand vaurien, mais il adorait la musique ; et il avait dans sa vie deux admirations : Acquilon et Bérencreutz, et deux exploits qu’il ne se lassait point de raconter.

L’un, c’était son séjour à Gothembourg avec Acquilon, lorsqu’ils y avaient mené une existence de grands seigneurs, mangeant aux plus beaux hôtels, fréquentant les plus riches maisons, dansant avec les plus charmantes femmes, jouant chaque nuit des milliers de couronnes — et tout cela, sans posséder un sou.

L’autre exploit avait eu lieu en Allemagne, pendant une bataille. La moitié du régiment était tombé. Lui, Ruster, et le colonel Bérencreutz n’avaient pas reculé d’une semelle. Survint alors un aide de camp dépêché par Bernadotte : « Retirez-vous ! » cria-t-il au colonel. — « Dites à son Altesse Royale, répondit le colonel, que je me battrai jusqu’au dernier homme et que je me retirerai avec le reste. » Et les soldats du Vermland avaient crié hurrah ! Et le petit Ruster avait tambouriné un long roulement d’allégresse. De ce jour-là, le colonel et Ruster étaient devenus d’inséparables amis. Mais le prince en voulait à Bérencreutz et lui avait donné son congé sans retraite ni faveur. « Il a été trop brave », disait le petit Ruster.

Les voilà maintenant qui, autour de la tombe, battent les cartes avec une gravité solennelle.

J’ai vu des tombes ombragées par les plis des drapeaux, des tombes majestueuses aux marbres lourds, des tombes aimées jonchées de fleurs et de larmes ; mais nulle part je ne vis offrir aux morts le valet de cœur et la brune dame de pique.