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Acquilon, le joueur, qui l’an dernier, mourut à Ekebu, a été enterré hors de ce mur. Cet homme si fier et si chevaleresque, le hardi chasseur, le joueur qui semblait avoir captivé la chance, avait fini par tout perdre au jeu. Il avait depuis des années abandonné sa femme et ses enfants pour mener la vie d’un Cavalier à Ekebu, et, un soir, l’été passé, il avait joué jusqu’à la ferme qui les nourrissait. Désespéré, il s’était tiré un coup de fusil. Et le corps du suicidé fut enseveli en dehors des murs moussus du vieux cimetière.

Depuis sa mort, les Cavaliers n’avaient plus été que douze. Et personne n’était venu prendre la place du treizième.

Les Cavaliers avaient trouvé son sort affreusement amer. Ils savaient bien que l’un d’eux mourait chaque année. Mais être enfoui, comme un chien, sous un tertre que déchirent la bêche et la charrue, où le mouton vient paître, où le passant marche sans ralentir ses pas, où les enfants s’amusent sans assourdir leur voix et leurs éclats de rire, où la haute muraille empêchera d’arriver le son de la trompette quand l’ange du Jugement réveillera les morts, — être enfoui là, c’est dur !

Bérencreutz rame à travers le Leuven. Il rase les lagunes de Lagön, où les sapins, qui poussent sur des récifs, semblent sortir de l’eau. Au sommet d’une petite île on aperçoit les ruines de la plus grande forteresse des anciens pirates. Il longe le parc du domaine seigneurial, double le promontoire et aborde au bas du cimetière. Les trois hommes traversent les champs moissonnés qui appartiennent au comte de Borg et, quand ils arrivent au tombeau d’Acquilon, Bérencreutz s’incline et passe sa main sur l’herbe du tertre, comme sur la couverture d’un ami malade.

Tous les trois se sont assis autour du tombeau.

— Il doit se sentir seul ici, Johan Fredrik, et soupirer après une petite partie, dit Bérencreutz en tirant de sa poche son jeu de cartes.