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la fraîcheur nocturne qui entrait à flots, l’inquiétude de sa délicieuse insomnie.

Tout à coup une voix se fit entendre :

— Es-tu éveillé, prêtre ?

Et une grande ombre traversa la pelouse. Gösta reconnut le capitaine Christian Bergh, un de ses fidèles compagnons d’orgie. C’était, ce capitaine Christian, une sorte d’aventurier sans foyer ni famille, un géant haut comme le pic de Gurlita et bête comme un Troll de montagne.

— Certes oui, je suis éveillé, capitaine Christian, répondit le pasteur. Penses-tu que ce soit une nuit où je puisse dormir ?

— Eh bien, écoute alors ce que le capitaine Christian tient à te dire… Le capitaine Christian a eu de fâcheux pressentiments : il a compris que désormais le pasteur rechignerait à boire, car ces Théologiens de Karlstad qui étaient venus pourraient revenir, et, s’il godaillait encore, lui arracher son manteau de prêtre. Il y avait une bonne œuvre à faire : le capitaine Christian Bergh n’hésita pas à y mettre sa lourde main. On ne reverra plus ici ni l’Évêque ni les Théologiens, et dorénavant le pasteur et les camarades pourront au presbytère boire tout leur soûl. Écoute sa prouesse, à Christian Bergh !

« Quand l’Évêque et les Théologiens furent montés dans leur voiture et qu’on eut bien refermé les portières, le capitaine grimpa sur le siège et les conduisit pendant cinq ou six lieues. Et ces « mon seigneurs » sentirent alors combien la vie branle facilement dans notre pauvre corps d’homme. Les chevaux étaient partis ventre à terre… Ah, ces gens-là n’admettent pas qu’un honnête homme ait une pointe de vin ! Gare ! La grande route n’est pas pour eux. Par les champs et les fossés et les pentes abruptes, le long des lacs, dans le tourbillonnement des eaux, à travers les marécages, il les emporta d’un galop vertigineux ; et du haut des montagnes, sur les rochers glissants, les chevaux dévalèrent, les jambes toutes raides.