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yeux du patron Julius, embrumés de larmes, y voyaient à peine aussi loin que son nez. Les Cavaliers le soulevèrent et le hissèrent. Des hurrahs retentirent autour de lui. On l’installa sur quelque chose. Le fouet claqua, le véhicule s’ébranla, et, quand il retrouva la vue, il était sur la route.

Les Cavaliers avaient beau être émus et saisis d’un profond respect ; le chagrin n’avait pas étouffé leur plaisante humeur. L’un d’eux — Gösta Berling ou Bérencreutz ou le paresseux cousin Kristoffer — avaient ménagé que la bien-aimée Kaysa n’eût pas besoin de quitter l’écurie, ni la vieille charrette le hangar. Un grand bœuf à taches blanches avait été attelé à un chariot, et, quand on y eut chargé le coffre rouge, le baril vert et la caisse à provisions sculptée, le patron Julius, aveuglé par ses pleurs, fut déposé non sur la caisse, ni sur le baril, ni sur le coffre rouge, mais sur le dos du grand bœuf tacheté de blanc. Certes les Cavaliers déploraient le sort de ce camarade condamné à une mort prématurée ; mais l’oppression de leurs cœurs dut être singulièrement allégée, lorsqu’ils le virent s’éloigner à califourchon sur cette bête pacifique, le corps secoué de sanglots, les bras tendus vers une suprême embrassade et retombant de désespoir.

Arrivé sur la route, ses larmes et les fumées du vin s’évaporant, le patron Julius observa qu’il se trouvait à cheval sur une bête. On dit qu’il se prit à réfléchir à tout ce qui peut arriver en dix-sept années. Évidemment, la vieille Kaysa avait changé. Les repas d’avoine et les prairies de trèfle d’Ekebu opéraient d’extraordinaires métamorphoses. Et, dans son premier ahurissement, il s’écria :

— Le diable m’emporte, mais je crois qu’il t’a poussé des cornes, Kaysa !

Il se laissa glisser à terre, monta dans la charrette et s’assit sur le coffre, et, les pensées de plus en plus sombres, il poursuivit son chemin.