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de pressentiments sombres passaient sur son âme. Les Cavaliers ne reverraient pas le malheureux Julius.

Florissant de bien-être et de santé, jamais plus ils ne lui demanderaient de leur ton narquois quand, pour la dernière fois, il vit le bout de ses pieds. Puissent-ils du moins lui garder un fidèle souvenir ! Le devoir l’appelait. Là-bas, chez lui, sa mère l’attendait : pendant dix-sept ans elle l’avait attendu. Elle venait de lui écrire une lettre pressante : il obéissait. Il n’ignorait pas que ce serait sa mort ; mais en bon fils il obéissait. Adieu donc les aventures, et les festins ! Adieu les parquets blancs et luisants du manoir ! Adieu les berges d’Ekebu et le fier torrent ! Vous quitter, c’est mourir.

Après le déjeuner, le patron Julius passa dans la cuisine et fit ses adieux aux gens de la maison. Il les embrassa tous, depuis la cuisinière jusqu’à la vieille journalière, et leur planta sur les joues des baisers tendres et sonores. Les servantes pleurèrent et se lamentèrent : un monsieur si brave et si gai qui allait mourir !

Le patron Julius donna l’ordre que sa charrette fût tirée du hangar et son cheval de l’écurie. Il le fit d’une voix tremblante. Certes il ne voulait rien dire de mal de sa mère. Mais elle aurait dû songer à la vieille voiture et à la vieille jument Kaysa. Comment supporteraient-elles le voyage ?

Cependant rien n’égalait en amertume son adieu aux Cavaliers. Le petit patron Julius, plus fait pour rouler que pour marcher, se sentit tragique jusqu’au bout des doigts. Il se rappela le vieux roi Gösta Wasa qui avait prédit au peuple suédois qu’on le regretterait, jusque là qu’on voudrait le déterrer. Et, pour finir, il leur chanta les meilleures chansons de son répertoire. C’est ainsi qu’il désirait vivre dans la mémoire des Cavaliers.

La dernière coupe était vidée, la dernière chanson s’était envolée, la dernière accolade était donnée. On l’aida à passer son pardessus et on lui mit le fouet en main. Les