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La comtesse Marta se tut. Ah, cet Henrik qui se lançait, selon son habitude, sur une fausse piste, et qui lâchait le lièvre pour courir le chasseur ! Elle ne demeura qu’un instant étourdie de tant de sottise.

— Nous aurions doublement tort, dit-elle, de réveiller ces histoires passées : d’abord parce qu’il faut éviter le scandale et surtout parce que le coupable a péri cette nuit.

Et d’un ton pitoyable elle ajouta :

— Élisabeth a dormi tard ce matin et ne sait pas qu’on a envoyé partout des gens à la recherche de Gösta Berling. Il n’a pas reparu à Ekebu, et on craint qu’il ne se soit noyé, car toute la glace s’est rompue. Regarde : le vent l’a fait sauter en mille morceaux.

Élisabeth se pencha vers la fenêtre : le lac était déblayé, et ses eaux libres. Elle poussa un cri désespéré, se jeta aux pieds de son mari ; et l’aveu jaillit de son cœur.

— Juge-moi, condamne-moi ! cria-t-elle. Je l’ai aimé. Oui, je le sais, je le sens maintenant : je l’ai aimé ! Mais tout m’est indifférent puisqu’il est mort. Oui, je t’ai enlevé mon amour à toi, mon mari, et je l’ai donné à un étranger. La justice de Dieu me frappe.

Et, à genoux, la jeune comtesse se tord les mains et parle avec l’accent farouche du désespoir. Elle s’offre à la souffrance : elle salue, dans une sorte d’ivresse, la pensée de la punition et du déshonneur.

Mais son mari la relève violemment.

— Conduis-toi comme il sied à une comtesse Dohna, ou je serai forcé de laisser ma mère te châtier ainsi qu’on châtierait un enfant.

— Fais de moi ce que tu veux.

Et le comte prononça l’arrêt :

— Ma mère a intercédé pour toi, tout à l’heure. C’est grâce à elle que tu n’es pas chassée. Tu resteras donc ici. Mais, dorénavant, elle commandera et tu obéiras.