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Ce dimanche, comme elle était assise en face de la comtesse, ses yeux tombèrent sur un petit bouquet d’anémones que celle-ci tenait à la main. Or, il n’y avait d’anémones, au commencement d’avril, que sous les taillis de bouleaux d’Ekebu. Elle regardait ces étoiles bleues si charmantes dont les pétales nous annoncent tant de bonheur et de joie. Et plus elle les regardait, plus la colère grondait dans son âme : « De quel droit, se disait-elle, la comtesse Dohna porte-t-elle ce bouquet d’anémones cueillies à Ekebu ? » Tous, Sintram, la comtesse, oui, tous veulent tenter Gösta Berling et l’entraîner au mal. Mais elle le défendra, fût-ce au prix de ce qu’elle a de plus cher. Elle ne quittera pas le boudoir que ces fleurs tombées à terre n’y aient été foulées aux pieds. Et Anna Stiernhœk entame la lutte contre les petites étoiles bleues.

Dans le salon, les vieilles dames sommeillent ; au fumoir, les messieurs tirent indolemment des bouffées de leurs pipes. Partout le silence et la paix.

— Anna, dit la jeune comtesse, conte-moi une histoire.

— Une histoire de quoi ?

— Oh ! dit la comtesse en caressant son bouquet, ne sais-tu pas une histoire d’amour ?

— Non, je ne sais rien de l’amour.

— Mais il y a ici une place qui s’appelle Ekebu et une maison habitée par des Cavaliers dont on raconte d’innombrables prouesses.

— Oui, il y a ici une place appelée Ekebu, et il y a une maison habitée par des hommes qui sucent la moelle du pays, qui nous détournent de tout sérieux effort, et qui corrompent notre jeunesse. Te plaît-il d’entendre parler d’eux ?

— Moi, je ne déteste point les Cavaliers.

Une passion secrète tremble dans la voix d’Anna Stiernhœk, et la comtesse l’écoute, intéressée, presque effrayée.

— Sais-tu ce qu’est l’amour d’un Cavalier ? la fidélité d’un Cavalier ? Une maîtresse aujourd’hui, une autre demain, l’une à l’est, l’autre à l’ouest ! Rien n’est trop élevé