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— Vous voulez que nous échangions des âmes comme on troque des chevaux à la foire de Brobu ?

— C’est cela même. Mais on peut traiter d’autre manière.

Et il se mit à appeler sa femme d’une voix haute et perçante. Et, à l’horreur de la jeune fille, Ulrika obéit immédiatement, descendit du traîneau et s’approcha.

— Quelle femme docile ! dit Sintram. Ce n’est certes pas la faute de Mlle Stiernhœk, si elle vient quand son mari l’appelle. Et maintenant, je vais enlever Gösta Berling de mon traîneau et je l’abandonne. Qui le veut le ramasse !

Il s’inclinait vers le corps du jeune homme, quand Anna, prise d’une inspiration soudaine, lui souffla à l’oreille.

— Au nom de Dieu, va-t-en ! Ne sais-tu donc pas qui t’attend, chez toi, dans ton fauteuil à bascule ? Oses-tu bien faire attendre ce Monsieur-là ?

L’effet de ces paroles sur Sintram acheva de bouleverser Anna. Il se jeta dans son traîneau, fouetta son cheval et l’excita par des cris sauvages. Et le traîneau descendit la côte à fond de train, et des traînées d’étincelles éclataient sur la mince couche de glace du mois de Mars.

Anna Stiernhœk et Ulrika, de nouveau seules sur la route, n’échangèrent pas un mot. Les regards de la jeune fille étaient farouches : elle n’avait rien à dire à la pauvre femme qu’elle avait rachetée au prix de son aimé. Elle aurait voulu pleurer, crier, se rouler sur le chemin. Autrefois elle avait savouré la douceur de l’abnégation ; aujourd’hui elle n’en sentait plus que l’amertume. Qu’était le sacrifice de son amour, à côté du sacrifice de son amant ?

Elles arrivèrent à Berga dans le même silence ; mais, quand la porte du salon s’ouvrit, pour la première fois de sa vie, Anna Stiernhœk s’évanouit. Gösta Berling et Sin-